Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, par Jean-Jacques Rousseau (extraits)

Extrait des Confessions (éditions posthumes en 1782 et 1789) :

Ce fut, je pense, en cette année 1753 que parut le programme de l’Académie de Dijon sur l’Origine de l’inégalité parmi les hommes. Frappé de cette grande question, je fus surpris que cette Académie eût osé la proposer ; mais puisqu’elle avait eu ce courage, je pouvais bien avoir celui de la traiter, et je l’entrepris.

Pour méditer à mon aise ce grand sujet, je fis à Saint Germain un voyage de sept ou huit jours (…). Enfoncé dans la forêt, j’y cherchais, j’y trouvais l’image des premiers temps, dont je traçais fièrement l’histoire ; je faisais main-basse sur les petits mensonges des hommes ; j’osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l’ont défigurée, et, comparant l’homme de l’homme avec l’homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de nos misères. Mon âme, exaltée par ces contemplations sublimes, s’élevait auprès de la Divinité ; et voyant de là mes semblables suivre, dans l’aveugle route de leurs préjugés, celle de leurs erreurs, de leurs malheurs, de leurs crimes, je leur criais d’une faible voix qu’ils ne pouvaient entendre : « Insensés qui vous plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux vous viennent de vous. »

Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) :

(…)

Mais, tant que nous ne connaîtrons point l’homme naturel, c’est en vain que nous voudrons déterminer la loi qu’il a reçue, ou celle qui convient le mieux à sa constitution. Tout ce que nous pouvons voir très clairement au sujet de cette loi, c’est que non-seulement, pour qu’elle soit loi, il faut que la volonté de celui qu’elle oblige puisse s’y soumettre avec connaissance ; mais qu’il faut encore, pour qu’elle soit naturelle, qu’elle parle immédiatement par la voix de la nature.

Laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu’à voir les hommes tels qu’ils se sont faits, et méditant sur les premières et les plus simples opérations de l’âme humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-même, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible, et principalement nos semblables. C’est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel ; règles que la raison est ensuite forcée de rétablir sur d’autres fondements, quand, par ses développements successifs, elle est venue à bout d’étouffer la nature.

De cette manière, on n’est point obligé de faire de l’homme un philosophe avant que d’en faire un homme ; ses devoirs envers autrui ne lui sont pas uniquement dictés par les tardives leçons de la sagesse ; et tant qu’il ne résistera point à l’impulsion intérieure de la commisération, il ne fera jamais du mal à un autre homme, ni même à aucun être sensible, excepté dans le cas légitime où sa conservation se trouvant intéressée, il est obligé de se donner la préférence à lui-même.

(…)

O homme, de quelque contrée que tu sois, quelles que soient tes opinions, écoute ; voici ton histoire, telle que j’ai cru la lire, non dans les livres de tes semblables, qui sont menteurs, mais dans la nature, qui ne ment jamais. Tout ce qui sera d’elle sera vrai ; il n’y aura de faux que ce que j’y aurai mêlé du mien, sans le vouloir. Les temps dont je vais parler sont bien éloignés : combien tu as changé de ce que tu étais ! C’est, pour ainsi dire, la vie de ton espèce que je te vais décrire d’après les qualités que tu as reçues, que ton éducation et tes habitudes ont pu dépraver, mais qu’elles n’ont pu détruire. Il y a, je le sens, un âge auquel l’homme individuel voudrait s’arrêter : tu chercheras l’âge auquel tu désirerais que ton espèce se fût arrêtée. Mécontent de ton état présent, par des raisons qui annoncent à ta postérité malheureuse de plus grands mécontentements encore, peut-être voudrais-tu pouvoir rétrograder ; et ce sentiment doit faire l’éloge de tes premiers aïeux, la critique de tes contemporains, et l’effroi de ceux qui auront le malheur de vivre après toi.

(…)

Tel est le pure mouvement de la nature, antérieur à toute réflexion ; telles est la force de la pitié naturelle, que les mœurs les plus dépravées ont encore peine à détruire, puisqu’on voit tous les jours dans nos spectacles s’attendrir et pleurer, aux malheurs d’un infortuné, tel qui, s’il était à la place du tyran, aggraverait encore les tourments de son ennemi ; semblable au sanguinaire Scylla, si sensible aux maux qu’il n’avait pas causés, ou à cet Alexandre de Phères qui n’osait assister à la représentation d’aucune tragédie, de peur qu’on ne le vît gémir avec Andromaque et Priam, tandis qu’il écoutait sans émotion les cris de tant de citoyens qu’on égorgeait tous les jours par ses ordres.

Mollissima corda

Humano generi dare se natura fatetur,

Quae lacrimas dedit (« Une profonde tendresse de cœur, voilà le don que la nature témoigne qu’elle a fait au genre humain en lui donnant des larmes. » Juvénal, XV, 131-33)

Mandeville a bien senti qu’avec toute leur morale les hommes n’eussent jamais été que des monstres, si la nature ne leur eût donné la pitié à l’appui de la raison ; mais il n’a pas vu que de cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales qu’il veut disputer aux hommes. En effet, qu’est-ce que la générosité, la clémence, l’humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles , aux coupables, ou à l’espèce humaine en général ? La bienveillance et l’amitié même sont, à le bien prendre, des productions d’une pitié constante, fixée sur un objet particulier ; car désirer que quelqu’un ne souffre point, qu’est-ce autre chose que désirer qu’il soit heureux ? Quand il serait vrai que la commisération ne serait qu’un sentiment qui nous met à la place de celui qui souffre, sentiment obscure et vif dans l’homme sauvage, développé mais faible dans l’homme civil, qu’importerait cette idée à la vérité de ce que je dis, sinon de lui donner plus de force ? En effet, la commisération sera d’autant plus énergique que l’animal spectateur s’identifiera plus intimement avec l’animal souffrant. Or, il est évident que cette identification a dû être infiniment plus étroite dans l’état de nature que dans l’état de raisonnement. C’est la raison qui engendre l’amour-propre, et c’est la réflexion qui le fortifie ; c’est elle qui replie l’homme sur lui-même ; c’est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l’afflige. C’est la philosophie qui l’isole ; c’est par elle qu’il dit en secret, à l’aspect d’un homme souffrant : « Péris, si tu veux ; je suis en sûreté ». Il n’y a plus que les dangers de la société entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe et qui l’arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n’a qu’à mettre ses mains sur ses oreilles, et s’argumenter un peu, pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l’identifier avec celui qu’on assassine. L’homme sauvage n’a point cet admirable talent ; et faute de sagesse et de raison, on le voit toujours se livrer étourdiment au premier sentiment de l’humanité. Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s’assemble, l’homme prudent s’éloigne ; c’est la canaille, ce sont les femmes des halles qui séparent les combattants, et qui empêchent les honnêtes gens de s’entr’égorger.

(…)

Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! »

Une réflexion sur “Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, par Jean-Jacques Rousseau (extraits)

Laisser un commentaire